Humeurs Tunisiennes
Humeurs Tunisiennes
Didier Lebouc
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Introduction

 

La durée fait fondre même le marbre.

La Tunisie en proverbes (1905)

Heureux, qui comme Ulysse, a fait un beau voyage.

Joachim du Bellay

La Tunisie, sans crier gare ni d’ailleurs quoi que ce soit d’autre, a fait irruption dans ma vie en 1979 et, depuis lors, a oublié d’en repartir.

Au fil du temps et de nombreux séjours, j’ai appris à connaitre et à aimer ce territoire attachant et, surtout, les tunisiennes et les tunisiens.

Petit à petit, j’ai noué un tissu familial, amical et social dont j’ai partagé des tranches de vie, des joies, des peines …

À l’été 2010 - prémices de la révolution ou approche de la cinquantaine ? - l’envie de restituer par écrit une petite partie de ce que ma patrie de cœur m’avait donné est devenue trop pressante.

À l’issue d’un extravagant après-midi chez Marthe, j’ai commencé à alterner satires, récits, analyses et anecdotes. Rapidement, l’antique Carthage est devenue un sujet de prédilection des billets publiés sur mon blog Humeurs Mondialisées.

Voici donc quatre ans de chroniques, remaniées et regroupées avec plusieurs inédits.

J’espère que ces Humeurs Tunisiennes, multiples et variables, vous donneront l’envie de connaître et d’aimer encore plus le beau pays mosaïque qu’elles ne se lassent pas d’évoquer.

Tahia Tounes !

Quelques facettes de l’auteur

  • Gaucher
  • Daltonien
  • Époux et père de famille
  • Citoyen du monde
  • Français et tunisien de cœur
  • Ingénieur de formation et, parfois, de profession
  • Acteur consentant et énervé de la globalisation
  • Spectateur du Tour de France
  • Blogueur autoproclamé
  • Écrivain épisodique
  • Aux intérêts multiples et souvent contradictoires : innovation, Tunisie, France, généalogie, écriture, humour, histoire, web, philatélie, projets, révolutions, agilité, langue(s), économie, chroniques, sourire …
  • Contribuable invétéré, abonné à l’électricité et à la redevance télévisuelle mais pas au gaz
  • Et bien plus encore …

Révolution

 

Tout semble prêt au venir des vertiges, l’air semble fait pour ce pas du prodige

Louis Aragon

Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi !

Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change !

Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Courage is going from failure to failure without losing enthusiasm

Le courage est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme

Winston Churchill

Les différents billets de ce chapître ont été écrits sur le vif entre janvier 2011 et août 2014. Volontairement, afin de refléter l’instant et la succession parfois confuse d’évènements et d’analyses, ils n’ont subi aucune retouche ou aménagement autre qu’orthographique ou typographique.

La révolution de Tunisie vue de Grenoble, un an après

15 Janvier 2012

Il y a exactement un an, la Révolution de Tunisie était vieille d’une journée.

Même si votre serviteur était en France et hélas pas à Tunis, une révolution n’était plus un événement historique ou journalistique mais un bouleversement concret nous touchant personnellement.

Nous étions samedi. La journée entière, comme la soirée précédente du désormais fameux 14 janvier 2011, ma petite famille et moi sommes restés collés aux écrans d’Internet et de la télévision. Plusieurs fois, anxieux, nous avons téléphoné à nos parents sur l’autre rive de la Méditerrannée.

Nos sentiments étaient mitigés : bien sur la joie de la chute de la dictature, mais aussi la crainte créée par une nuit de pillage et les nombreuses mentions de snipers ainsi que l’incertitude du vide politique des premières heures.

Ce matin là, j’ai acheté tous les quotidiens français qui, sans exception, titraient sur la fuite inattendue de Ben Ali. Ensuite, j’ai brandi fièrement chez le boucher Libération où le mot liberté en arabe et en français encadrait une jeune tunisienne portant une pancarte avec le slogan dégage. L’envie de partager cet événement était irrésistible.

Toute la semaine, les nouvelles de Tunisie avaient été mauvaises. La répression orchestrée par le régime de Ben Ali faisait de nombreuses victimes et la fin, voire même la réforme, du pouvoir en place paraissaient impossibles. Inquiétude et indignation étaient fortes même si notre famille était saine et sauve.

Un peu pour conjurer la peur, mais aussi pour donner le plus possible d’informations, chaque soir, j’envoyais un mail à notre famille française, nos amis et nos connaissances en Europe. À ma grande surprise, le sort de la Tunisie suscitait beaucoup d’émotion au Nord de la Méditerranée. Notre téléphone ne cessait de sonner. Une cinquantaine de personnes recevaient et réagissaient à mes messages quotidiens. Ces superbes témoignages d’intérêt et d’amitié ne sont pas prêts d’être oubliés.

Le 12 janvier, à défaut d’une action concrète, nous étions, en famille, allé manifester au centre ville de Grenoble. Un rassemblement, dérisoire et sans risque par rapport à ceux de Tunis, regroupait 300 personnes. Pour la première fois de ma vie, j’ai chanté - soyons honnête, fredonné - en public un hymne national.

Je me souviens aussi avoir découvert durant ces journées intenses Twitter. Beaucoup de personnes y relayaient des informations et des images.

J’ai ainsi fait la connaissance virtuelle de Majdi @MajdiKhan, acteur et témoin très fiable. Son tweet posté le 14 janvier après-midi près du ministère de l’intérieur est inoubliable : je n’ai plus peur, je ne reculerai pas.

Plus tard, nous avons suivi, angoissés, son retour à pied chez lui malgré le couvre-feu. Un mois et demi plus tard, nous faisions sa connaissance bien réelle à Tunis.

Sur les écrans, la scène la plus forte de la Révolution de Tunisie restera Maître Aouini hurlant la liberté nouvelle au milieu d’une avenue Bourguiba désertée. Cette tirade improvisée possède la même force que le célèbre Paris brisé de Charles de Gaulle.

Fin février 2011, nous nous sommes rendus à Tunis pour un mariage mais aussi pour humer la nouvelle atmosphère. L’émotion fut à son comble quand passant devant une manifestation, nous nous sommes arrêtés pour nous mêler à elle. L’impensable était devenu réalité palpable …

Révolutionnairement votre

Plaidoyer pour la Tunisie de toujours

15 Septembre 2012

J’ai le plaisir, oserais-je dire le privilège, de longuement fréquenter la Tunisie et, surtout, les tunisiens depuis une trentaine d’années. Au fil du temps, j’ai construit un attachement profond envers ce pays.

En janvier 2011, à distance, j’ai tour à tour tremblé, pleuré et exulté durant les journées révolutionnaires.

Toutefois, depuis quelques mois, j’enrage. Des pseudo-politiciens amateurs et des énergumènes dont l’inculture n’égale que la longueur des barbes et des scaphandres s’ingénient à pousser la Tunisie vers le bas.

Le dernier épisode en date est proprement consternant.

Hier, 14 septembre 2012, quelques centaines d’enragés, sous les yeux de forces de l’ordre passives et débordées voire complices, s’en sont pris à l’ambassade américaine de Tunis, au mépris d’usages séculaires. Plusieurs morts et des dizaines de blessés sont à déplorer. Des véhicules ont été incendiés créant un spectaculaire panache de fumée noire dont les images ont fait le tour d’internet. L’école américaine située à proximité a été saccagée et pillée.

Ces émeutes ne sont pas mues une quelconque grande cause. Personne n’a attenté à l’intégrité de la Tunisie ou d’un autre pays arabe et aucun officiel dit “occidental” n’a fait de déclaration incendiaire. Ce déchaînement n’a rien à voir non plus avec le conflit persistant entre Israël et Palestine. Les pillard poilus souhaitaient juste afficher leur réprobation vis-à-vis d’une vidéo exécrable et passée jusqu’alors inaperçue mettant en cause la religion islamique et ses fidèles.

Les radicaux islamophobes à l’origine du brulot cinématographique et les salafistes sont deux faces quasi-identiques de la même intolérance. Ils s’ingénient de concert à monter une escalade de provocations réciproques, soi-disant pour promouvoir leur foi. Pour reprendre le mot de la blogueuse tunisienne Fatma Arabicca, au lieu de croire que leur Dieu les protège, ces surexcités se croient obligés de protéger leur Dieu, par la force et la bêtise.

Il est difficile de déterminer si Ennadha, le parti politique islamique qui gouverne actuellement la Tunisie, est débordé ou bien se sert des barbus violents.

La première hypothèse suggère une inaptitude crasse. Alors que les protestations anti-américaines étaient prévisibles, ne pas réussir à protéger des bâtiments bien connus, situés en terrain dégagé, des assauts de quelques centaines de trublions aisément repérables dénote une incapacité à diriger une police et un état modernes.

La seconde possibilité est encore plus consternante. Elle sous-tend une volonté d’établir une nouvelle dictature avec des manœuvres dignes de Hitler et de ses sbires de la SA, au mépris des libertés mais aussi de l’économie de la Tunisie.

Ces deux hypothèses sont hélas compatibles, incompétence et inconséquence ne s’excluant pas.

Je forme le vœu que la grande majorité de tunisiens qui, je peux en témoigner, ne se reconnait pas dans la chienlit et les violences ambiantes, réussisse à trouver l’énergie du sursaut collectif et remette le pays sur les rails prometteurs que le 14 janvier 2011 laissait entrevoir.

J’invite aussi tous mes amis européens à ne surtout pas considérer ces tristes évènements comme représentatifs du peuple tunisien.

Que les salafistes l’admettent ou pas, l’histoire et la géographie ont fait de la Tunisie un pays aux multiples facettes et aux relations très diverses. Un seul exemple : les noms de famille à Kelibia montrent que la population du Cap Bon est venue de tout le pourtour méditerranéen dans le sillage des beys ottomans. Ce melting pot, ou plutôt cette chickchouka, a créé une vraie tradition d’hospitalité, de bienveillance et de vivre-ensemble à laquelle la Tunisie doit une partie de son charme.

Cette Tunisie de toujours, plus exactement ces tunisiens et tunisiennes de toujours, n’ont pas changé même quand les volutes opaques des pneus enflammés empêchent de les voir.

L’élan de sympathie que la révolution dite du jasmin a suscité en Europe ne doit pas se tarir. Continuer à échanger avec les tunisiens et persister à se rendre en Tunisie est la meilleure et la plus agréable résistance que nous pouvons opposer aux barbus Molotov.

Tunisiennement votre

Chronique écrite sous le coup de l’émotion le 15 septembre 2012 et non retouchée depuis.

Mes remerciements au journal en ligne tunisien Direct Info qui a reproduit ce billet sur son site.

L’image illustrant la Tunisie de toujours circule sous de nombreux avatars sur le web.

Économie

 

Être réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible

Habib Bourguiba

France ? Tunisie ? Quel est le pays où la vie est moins chère ?

12 Août 2013

Comparer le coût de la vie entre la Tunisie et la France est l’objet de discussions sans fin entre les résidents des deux pays. Les uns se plaignent de la cherté généralisée, “surtout depuis la révolution”. Les autres, encouragés par l’écroulement du dinar face à l’euro, trouvent que tout ce qui incorpore de la main d’œuvre est peu onéreux.

La macro-économie tranche ce débat de manière brutale. La production intérieure brute tunisienne par habitant est 10 fois inférieure à la française, c’est à dire au niveau de l’Hexagone dans les années 1950. Malheureusement, cette moyenne générale omet le secteur informel très important en Tunisie et surtout se transcrit mal dans la réalité quotidienne.

Afin de donner une tournure plus concrète à cette question, j’ai évalué, dans les deux pays, le coût de 24 produits et services du quotidien en heures de salaire d’un professeur de lycée en fin de carrière. Les résultats sont très contrastés.

Les services requièrent généralement moins de temps de travail à un enseignant tunisien qu’à son collègue français.

Le coiffeur est presque 3 fois moins coûteux, la garde d’enfant et le ménage un peu plus d’une fois et demi.

Les transports publics sont aussi une fois et demi meilleur marché au pays du jasmin.

Enfin, plus surprenant, gagner son pain est 10% plus rapide en Tunisie, en raison de subventions étatiques élevées.

Quelques biens et services moins chers en Tunisie qu'en France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d'un professeur.

Quelques biens et services moins chers en Tunisie qu’en France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d’un professeur.

Un deuxième groupe de produits et services demande nettement moins de boulot au pédagogue payé par François Hollande qu’à celui salarié par Moncef Marzouki.

Avaler un café dans un bistrot est un peu plus cher à Hammam-Lif qu’à Grenoble.

L’accès à internet et l’immobilier nécessitent deux fois plus d’heures de cours au pays d’Ibn Khaldoun.

La viande, l’électricité, le médecin généraliste, les vêtements standards et l’essence sont grosso modo 3 fois plus chers à Béja qu’à Tulle.

Biens et services "raisonnablement" plus onéreux en Tunisie qu'en France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d'un professeur.

Biens et services “raisonnablement” plus onéreux en Tunisie qu’en France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d’un professeur.

Enfin, un inventaire hétéroclite d’articles, que Prévert n’aurait pas désavoué, est littéralement hors de prix en Tunisie.

Automobiles, lessive, ciment et lait exigent quatre à cinq fois plus de cours d’arabe que de français.

Un prof de physique doit expliquer 6 fois plus longtemps les vases communicants pour acheter de l’eau en bouteille à Kelibia qu’à Grenoble.

Au rayon luxe, on trouve, en vrac, le petit et le gros électroménager, 7 à 9 fois plus onéreux, le chocolat en poudre presque 10 fois plus cher et la téléphonie mobile 20 fois plus coûteuse depuis que Free a écroulé les prix au pays d’Alcatel.

Biens et services aux prix stratosphériques en Tunisie par rapport à la France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d'un professeur.

Biens et services aux prix stratosphériques en Tunisie par rapport à la France. Ratios entre prix en Tunisie & France, exprimés en temps de travail d’un professeur.

Cet exercice de comparaison n’a pas de valeur scientifique. De nombreuses consommations habituelles manquent dans ma liste, cet ouvrage n’ayant pas vocation de concurrencer les catalogues de Carrefour.

Je suis d’ailleurs perplexe sur la manière dont les économistes établissent ce qu’ils nomment les parités de pouvoir d’achat.

Les modes et les styles de vie sont différents sur les deux rives de la Méditerranée. Quels produits et services faut-il comparer ? Faut-il intégrer, par exemple, le chauffage ? À quelle hauteur ? Mêmes questions pour le tabac, l’alcool, le porc, les vêtements de l’Aïd et une multitude d’autres choses très consommées dans un pays et fort peu dans l’autre.

Histoire d’épaissir la soupe, pardon la chorba, il convient de rappeler qu’en Tunisie, par rapport à la France, la population active est presque deux fois plus réduite, qu’impôts, taxes & cotisations sont moitié plus faibles et que prestations sociales et infrastructures publiques diffèrent radicalement.

Bref, les discussions économiques enflammées autour de verres de thé, de gazouze voire de vin ultra-taxé sont appelées à rester une valeur sûre !

Franco-tunisiquement votre

J’ai choisi d’exprimer les prix en temps de professeur de lycée car il s’agit d’une des rares professions nécessitant des études supérieures qui soit comparable d’un pays à l’autre car elle est, simultanément, normée et avec peu de dispersions salariales. Les autres métiers demandant aussi des études post-bac sont plus difficiles à étalonner car les niveaux, les activités et les rémunérations sont nettement plus éparpillés.

L’idée d’exprimer les prix en temps salariaux est inspirée des travaux de Jean Fourastié.

Histoire(s)

 

Dieu a donné une sœur au souvenir et il l’a appelée espérance.

Michel-Ange

Je me souviens … la Tunisie

A la manière de Georges Perec, quelques souvenirs personnels remémorés de mes premiers séjours en Tunisie dans les années 1980.

#1 Je me souviens d’être descendu du ferry à La Goulette devant des réservoirs de gaz

#2 Je me souviens d’avoir vu des palmiers pour la première fois

#3 Je me souviens des ânes devant une banque

#4 Je me souviens que notre anniversaire de mariage était férié car c’était aussi celui d’Habib Bourguiba

#5 Je me souviens des machmoums

#6 Je me souviens des Peugeot, 404 bâchées mais aussi 203 et 403

#7 Je me souviens d’une crevaison entre Sfax et Sousse, réparée avec une plaque de métal insérée à l’intérieur du pneu

#8 Je me souviens de sandwiches avec des frites

#9 Je me souviens de Kelibia et de son fort

#10 Je me souviens des bricks à Sidi El Bahri

#11 Je me souviens de l’inévitable excursion à Sidi Bou Saïd mais aussi des ruines puniques de Kerkouane

#12 Je me souviens des chants et des darboukas

#13 Je me souviens de Moknine

#14 Je me souviens de l’aspect pitoyable de Bourguiba à la télévision

#15 Je me souviens de RAI Uno et des dossiers de l’écran

#16 Je me souviens des paroles de bienvenue

#17 Je me souviens des journaux La Presse et Le Monde vendus sur les marches de la gare de Tunis

#18 Je me souviens que le terme espadrille ne désignait pas des espadrilles

#19 Je me souviens de scènes incroyables dans les souks de Tunis et à l’aéroport

#20 Je me souviens de la gare d’Hammam Lif

#21 Je me souviens d’une sortie en barque de pêche à Kelibia

#22 Je me souviens des pastèques

#23 Je me souviens des fanfares hassinya

#24 Je me souviens avoir perdu ma barbe suite à un pari sur de l’orthographe française

#25 Je me souviens des panneaux routiers bilingues

#26 Je me souviens que le thé rouge s’avère être noir

#27 Je me souviens de la source du bouc à Korbous

#28 Je me souviens avoir joué et perdu à la belote, au grand dam de mon beau-frère

#29 Je me souviens d’une enseigne haute couturière à Ezzahra et d’une autre proclamant que la bonne conduite fait partie de la culture de l’homme moderne

#30 Je me souviens de l’assimil arabe et des éclats de rire qu’il provoquait : Sayidati, anisati, sadati, ahlan wa shalan. Intabihou min fadlikoum …

#31 Je me souviens d’avoir traversé El Jem en compagnie d’un garde national

#32 Je me souviens d’avoir écouté Europe 1 en grandes ondes dans la nuit de Sfax

#33 Je me souviens des premières Isuzu

#34 Je me souviens de la nuit sur la plage à Kelibia

#35 Je me souviens, au musée du Bardo, du guide demandant à son groupe de touristes d’admirer l’expressivité du regard d’une statue aux yeux vides

#36 Je me souviens avoir conduit une Renault 5 orange et sans klaxon

#37 Je me souviens de la pose du gazoduc

#38 Je me souviens avoir découvert que Parmalat n’était pas une marque de voitures de Formule 1 mais de briques de lait pasteurisé

#39 Je me souviens des caisses en plastique jaune à l’arrière des mobylettes rouges à Kelibia

#40 Je me souviens m’être assis dans l’herbe devant le palais du Bardo

#41 Je me souviens des rampes en fer forgé sur les escaliers

#42 Je me souviens de types vaguement éméchés faisant du ski nautique à traction humaine dans une piscine d’hôtel

#43 Je me souviens du théâtre romain d’El Jem

#44 Je me souviens du bureau quasi-ministériel de ma belle-sœur

#45 Je me souviens des anciens parlant un français d’académicien bourré de subjonctifs

#46 Je me souviens de la création de la route dite agricole entre Menzel Bou Zelfa et Menzel Temime

#47 Je me souviens d’un type, dans un café de l’avenue Habib Bourguiba, me racontant ses péripéties de député lors de l’indépendance

#48 Je me souviens que Sidi el Bahri et le Goéland étaient un seul et même café près du port de Kelibia

#49 Je me souviens de mon copain Marc croquant à pleines dents dans un piment

#50 Je me souviens, au marché de Kelibia, d’une pancarte indiquant la maison ne fait crédit qu’aux personnes de plus de soixante ans accompagnées de leurs grands-parents

#51 Je me souviens d’un policier contrôlant mon passeport à l’aéroport et me demandant des conseils d’orientation pour sa fille

#52 Je me souviens des darboukas

#53 Je me souviens avoir ramené en France un melon batikh pour que mon grand-père essaie de replanter ses graines

#54 Je me souviens d’une fuite d’huile d’olive dans les coffres à bagages de l’avion du retour et du tapis roulant distributeur de couscous à l’arrivée

#55 Je me souviens que le dinar tunisien valait 11 francs français

#56 Je me souviens de la rue Pierre Mendès-France

#57 Je me souviens d’Oum Kalthoum dans le grésillement des haut-parleurs de Sidi el Bahri

#58 Je me souviens d’une jeune (future) nièce ne comprenant pas que je compte aussi lentement

#59 Je me souviens que la jetée du port de Kelibia était plus courte et la plage plus claire

#60 Je me souviens des fleuristes et de la statue avenue Bourguiba

#61 Je me souviens rétorquer mezzo voce assez de fric aux gamins criant fricassée sur la plage

#62 Je me souviens que, sur la plage de Kelibia, les maisons n’avaient pas d’étage

Nostalgiquement votre

Le livre “Je me souviens” de Georges Perec est paru en 1978 aux éditions Hachette et comporte 480 fragments numérotés.

Tunisie Italie, si lointaines, si proches

Kelibia - 2 Août 2014

Dans ce bassin où jouent

Des enfants aux yeux noirs,

Il y a trois continents

Et des siècles d’histoire …

Plage du Petit Paris - Kelibia

Plage du Petit Paris - Kelibia

Distinguez-vous une forme montagneuse, sur l’horizon, au centre de la photo ci-dessus, estompée par une brume conjointement maritime et numérique ?

Cette montagne au milieu de la mer est l’île italienne de Pantelleria / Pantiddirìa.

Ici, au nord-est de la Tunisie, à l’instar des eaux du canal de Sicile, deux univers voisins s’entremêlent.

Le nom de ce territoire italien vient de l’arabe Bint al-Riyāḥ, la fille des vents. Il est situé à 70 km de la côte tunisienne et est parfaitement visible du Cap Bon lorsque la météo s’y prête.

Quelque part au milieu de l’image, en pleine mer, passe la triste limite sud de l’espace dit Schengen. Ces flots paradisiaques et ceux plus au sud autour de l’île cousine de Lampedusa sont devenus un calvaire et même un cimetière pour les candidats toujours plus nombreux à l’émigration. Partis de Tunisie, de Libye et aussi d’Afrique subsaharienne, les “brûleurs” tentent de rejoindre l’Europe et son opulence dans des embarcations de fortune payées au prix de la business class aérienne auprès de passeurs, véritables trafiquants modernes d’esclaves.

Non loin, à El Haouaria, à l’extrémité du Cap Bon, par nuit claire, on distingue aisément les lumières de la côte sud-ouest de la Sicile. Marsala / Mars al-Allah / le port de Dieu - où débarquèrent en 1860 les milles chemises rouges de Garibaldi parties de Bergamo / Bergame - ainsi que Porto Empedocle - Vigata dans les romans d’Andrea Camilleri - semblent à portée. Le commissaire Montalbano rode à quelques encablures.

Les radios italiennes s’écoutent sans difficulté dans tout le Cap Bon. Radio 24 indique un bouchon sur la tangenziale de Milano / Milan, mais reste muette au sujet des rues encombrées du cente de Kelibia. Souvent, sur le littoral, les téléphones accrochent le signal des opérateurs transalpins.

Le dialecte tunisien s’orne des langues de Dante et de Pirandello. À table, on utilise une fourguitta. On pêche et on mange de délicieux scombri. Dans les cafés, on peut boire des capucins et jouer à la scopa / chkobba.

Cette photo, avec un peu d’imagination et d’optimisme, laisse entrevoir un monde - le mien, le votre sûrement, le notre j’espère - fait de plusieurs cultures connexes, de nombreuses relations et de peu de barrières.

Ce monde, l’histoire et beaucoup trop d’hommes s’ingénient à le fracasser. À trois heures de route d’ici, des barbares à poil long tentent, par les armes et la terreur, d’imposer leur façon d’être et de croire. Une heure d’avion plus au sud et aussi trois heures plus à l’est, les vers de Georges Moustaki sont, tragiquement, toujours actuels.

Il y a des oliviers

Qui meurent sous les bombes

Là où est apparue

La première colombe,

Des peuples oubliés

Que la guerre moissonne.

Fort heureusement, la géographie et d’autres hommes - en pratique, d’ailleurs, surtout des femmes - refusent l’isolement fratricide et, tels Sisyphe, remettent obstinément sur le métier notre monde rêvé et connecté.

Il y a un bel été

Qui ne craint pas l’automne,

En Méditerranée …

Marenostrument votre

Les vers reproduits dans ce chapitre sont extraits de la chanson En Méditerrannée de Georges Moustaki.

Quelques éléments italiens ou siciliens dans la chickchoucka linguistique tunisienne :

  • Fourguitta : fourchette
  • Scombri : maquereau
  • Scopa / chkobba : jeu de cartes italien, littéralement le balai.
  • Capucin : café au lait, cappucino.

Tunisianités

 

La vérité est pareille à l’eau qui prend la forme du vase qui la contient

Ibn Khaldoun

Un après-midi chez Marthe

Étrangement, le prénom féminin le plus courant à Kelibia est Marthe.

Comme souvent avec les prénoms, il s’agit d’une affaire de générations. Les Marthe que je connais ont toutes plus de 30 ans et aucune jeune fille ne s’appelle ainsi.

Comme Jean en France - Jean Paul, Jean Pierre, Jean Pascal - Marthe est systématiquement un prénom composé : Marthe Ali, Marthe Habib, Marthe Tahar, etc. A l’instar de Jean souvent complété par le prénom féminin Marie, Marthe est toujours suivie d’un prénom masculin.

Le mois d’août est incontestablement le mois des Marthe.

Chaque fin d’après midi, avec un tour de rôle mystérieux répondant à des règles aussi précises qu’obscures, une Marthe convoque une réunion familiale chez elle.

Malgré quelques variantes, le programme de l’après-midi chez Marthe relève d’une trame immuable.

Tout commence par la phase liquide. Généralement, Marthe a préparé deux types de thé. Le thé-hasard qui, comme son nom ne l’indique pas, est systématiquement vert et le thé-armoire qui a pour particularité d’avoir la couleur des meubles du même nom.

À ce sujet, il y a d’ailleurs discordance entre les menuisiers qui nomment cette teinte tête de nègre et les spécialistes patentées du thé qui le disent rouge alors qu’il est noir. Le daltonien que je suis n’a guère d’avis sur la question.

Très souvent, peut-être pour préparer la dernière phase de l’après-midi, quelques sous-marins patrouillent négligemment dans le thé.

Vient ensuite la phase gazeuse. Il y a quelques années les boissons pétillantes étaient systématiquement Carla mais depuis que les cotes de l’ex-président Sarkozy et de sa dernière épouse en date ont piqué du nez, la couleur des gazouzes, à l’inverse du thé, dépend vraiment du hasard. Toutes sortes de pigmentations et d’arômes accompagnent désormais le gaz carbonique et le glucose.

Un après-midi chez Marthe ne saurait être pleinement réussi sans se terminer par une sérieuse phase solide. Les Marthe avec un penchant pour la construction optent pour les briques, fort heureusement sans ciment. Les autres s’orientent vers des salés, voire des glaces.

Dès le début de la phase solide, les convives montrent des velléités de départ vite contrées par l’arme secrète de la Marthe : la reteneuse. En effet si les boîtes de nuit disposent de videurs - qui sont plutôt des filtreurs puisque leur principale mission est d’empêcher les indésirables d’entrer - les Marthe font appel en fin d’après-midi à la mystérieuse et inquiétante Mademoiselle Bikri.

Dès qu’une invitée fait mine de chercher ses mules - pour éviter toute tentative d’évasion, les invitées sont déchaussées à leur arrivée - Marthe appelle d’une voix de stentor sa reteneuse Mademoiselle Bikri !

La simple évocation de ce personnage semblable à l’Arlésienne - tous en parlent mais personne ne l’a vu - suffit à calmer la volonté de fuite des invitées pendant au moins un quart d’heure.

Fort heureusement, l’effet dissuasif de Mademoiselle Bikri s’estompe avec le temps. Au bout de trois ou quatre incantations, les invitées, constatant que les issues ne sont en réalité gardées par personne, se lèvent et réussissent généralement une sortie groupée qui clôt l’après-midi chez Marthe.

Le lendemain, tout recommence chez une autre Marthe …

Marthiquement votre

Marthe suivi d’un prénom signifie femme de en dialecte tunisien francophonifié. Ainsi Marthe-Mahmoud est l’épouse de Mahmoud.

Gazouze est le mot dialectal pour les sodas sucrés et gazeux, comme Coca, Fanta ou Apla. Carla est la couleur noire, gazouze carla est généralement du Coca Cola.

Mademoiselle Bikri, ou plutôt mzel bikri, veut dire littéralement c’est trop tôt.

Petit guide de survie linguistique en Tunisie à l’usage des francophones

Le français et l’arabe dialectal tunisien partagent des mots phonétiquement proches qui risquent d’abuser le francophone en villégiature du coté de Carthage.

Quelques conseils pour éviter les quiproquos au pays d’Ibn Khaldoun …

Si vous êtes né au Chili, les tunisiens vous trouverons mesquin d’être soumis en permanence à la canicule. Pas de panique ! Les autochtones sont parfois bizarres. Montrez que votre robuste constitution vous permet de résister à tout

Si vous venez de Sarajevo ou de l’Herzégovine, évitez de parler de votre patrie en présence de jeunes filles. En entendant le mot Bosnie, certaines tunisiennes émoustillées risquent de se jeter à votre cou quand d’autres, croyant être harcelées, voudront vous gifler, voire pire.

Si on vous propose du fric, ne vous réjouissez pas trop vite. Votre portefeuille ne va pas subitement se rembourrer, par contre vous serez obligé d’ingurgiter un épi de maïs grillé. Vous vous consolerez en pensant que cet aliment légèrement cramé contient beaucoup de sucres lents et probablement quelques vitamines.

Si un tunisien vous parle des boules, surtout s’il accompagne son propos de gestes pressants, sachez qu’il ne nourrit aucun énervement vis-à-vis de votre personne, pas plus qu’il ne vous invite à une partie de pétanque. Il veut juste trouver rapidement des toilettes. Contrairement à la région lyonnaise, il n’y a pas de bars à boules en Tunisie, seulement de jeunes enfants dont on souhaite canaliser les débordements.

Si on vous convie à partager un brique acceptez sur le champ, surtout pendant le mois de ramadan ! Inutile d’être karateka pour venir à bout, à mains nues, de cette croustillante spécialité culinaire, généralement au thon ou à l’œuf.

Si vous êtes invité à une séance d’outillage, allez-y sans crainte. Il ne s’agit pas d’un rituel satanique dans l’arrière-boutique d’une quincaillerie mais d’un match de poule de cette compétition sportive très spéciale qu’est le mariage tunisien. Pour l’outillage, l’équipe, mais aussi le public, sont presque exclusivement féminins. L’avant-centre a les pieds et les mains peints aux couleurs de son club et les supportrices manifestent bruyamment leur joie de voir leur championne mener au score.

Si vous entendez, à l’insu de votre plein gré, quelqu’un dire à votre conjoint, de façon péremptoire, jette suivi de votre prénom, ne paniquez pas ! Personne ne souhaite briser votre couple. Bien au contraire, il y a au moins une âme bien intentionnée qui s’enquiert de votre venue.

Si on annonce près de vous dis Léa !, ne vous mettez pas bêtement à répéter ce joli prénom un peu passé de mode mais savourez la pastèque qui arrive.

Si on vous dit souris, ne cherchez pas à faire risette à une hypothétique caméra. Inutile aussi de grimper sur une chaise, il n’y a aucun rongeur à l’horizon. Votre interlocuteur souhaite savoir si vous êtes français.

Si, au restaurant, le serveur termine sa prise de commande par chou crâne, ce n’est pas pour autant que vous aurez en dessert une surprise locale du chef à mi-chemin entre la tête de veau ravigote et le chou farci. Il s’agit d’un remerciement de bon aloi pour votre contribution à la réussite de ses objectifs commerciaux.

Si le garçon préfère s’exclamer baraque à la ouf ! hic !, sachez qu’il ne nourrit aucune ire vis-à-vis de l’architecte de sa gargote mais qu’il redouble de politesse à votre égard, signe que votre participation à son bonus semble prometteuse.

Franco-tunisiquement votre

Post-Scriptum : extraits du dictionnaire phonétique tunisien – français

  • Chili = très chaud !
  • Mesquin / miskine = pauvre, malchanceux
  • Bosnie / bousni = embrasse-moi
  • Fric = épi de maïs
  • Boules = pisser
  • Bar à boules ! = va pisser !
  • Brique = brick (à l’oeuf)
  • Outillage / outia = “fête de la mariée” qui a lieu généralement deux jours avant la véritable cérémonie de mariage. Souvent, l’outia est l’occasion de finaliser la “peinture” au henné des mains et des pieds de la future mariée.
  • Jette (+ nom ou prénom) ? = [nom ou prénom] est-il venu ?
  • Dis Léa = pastèque
  • Souris = français
  • Chou crâne = merci
  • Baraque à la ouf ! hic ! = merci (forme très polie, littéralement que la grâce de Dieu soit sur vous)

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Le véritable auteur d’un livre est celui qui le fait publier.

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Remerciements

Écrire est une aventure individuelle incroyablement collective. Mes remerciements les plus vifs à tous ceux qui m’ont accompagné dans ces zigzags hasardeux au coeur de la Tunisie et m’ont alimenté en idées, contradictions, corrections et énergie.

  • Afef, au commencement de tout (ou presque).
  • Stéphène qui m’a inoculé le virus du scribe.
  • Les fidèles supporters, détonateurs et aiguillons : Arezki, Karim, Jean, Laurence, Laurent, Martine, Myriam, Omar, Roland, Wafa, Zied (les deux !).
  • Les twittonautes passionnants et passionnés @MajdiKhan et @Arabeman2012, @Habsolutelyfree, @ja3far2012, @Lakbe_etc, @MarieMargaux1, @SamirDao.
  • Leanpub.com, accueillante plateforme lean d’édition en ligne.

Coups de pouce

Il existe, depuis le dix-neuvième siècle, d’authentiques libéraux en Tunisie, cherchant à réaliser une synthèse entre pensées arabo-musulmanes et occidentales, sur les plans politiques, économiques et sociétaux. Pour découvrir un courant original, peu connu et revigorant, je recommande la visite du site de l’Institut Kheireddine, think tank libéral tunisien.

Ils ne sont pas tunisiens (nul n’est parfait) mais ils nourrissent une vraie sympathie vis à vis de ma patrie de coeur et leurs produits ou services sont excellents. Je vous recommande donc :

Crédits photo

L’image dite de couverture et l’image précédente sont des compositions de l’auteur utilisant trois smileys SMirC publiés sur Wikimedia Commons par Chrkl.

La célèbre mosaïque d’Ulysse et des sirènes peut être admirée au musée du Bardo à Tunis. La photo utilisée provient de Wikimedia Commons.